Délocalisation prochaine des activités politiques et des lieux de votes hors du périmètre de Touba, pleins pouvoirs donnés aux Baye Fall de réglementer l’espace public…Touba s’inscrit dans une logique d’arracher son statut spécial, réclamé depuis des décennies. Une revendication ‘’légitime’’, selon plusieurs mourides qui fondent leurs argumentaires sur le titre foncier de la ville sainte détenu par la famille maraboutique. Chronique d’une revendication spéciale.
Ce n’est plus un secret ! Touba revendique avec force, depuis plusieurs années, une officialisation effective de son statut spécial, acquis de fait bien avant l’indépendance et l’érection de la République du Sénégal. Le plaidoyer aux allures d’exigence est porté par la plus haute autorité de la ville sainte de Cheikh Ahmadou Bamba, le khalife général des Mourides, Serigne Mouhamadou Mountakha Bassirou Mbacké.
« Touba mérite d’avoir les mêmes égards, les mêmes privilèges et les mêmes exceptions que le Vatican » ! Le message, on ne peut plus clair, est lancé par le patriarche de Darou Miname au cours de la traditionnelle réception des « adiyah » (contribution) des Bayes Fall à la veille de la fête de Tabaski au mois de juin 2023. En clair, Touba veut s’affranchir de cette République dont certaines règles entrent en collision avec les codes de conduites édictés par le Khalifat en sa qualité de ‘’législateur’’ des ‘’lois’’ (fatwa ou Ndiguël) qui régissent l’espace public dans la ville sainte.
Prenant référence sur le Vatican, un État religieux dans la République d’Italie où règne l’autorité totale du Pape en tant que chef suprême du gouvernement ecclésiastique, le Khalife veut que la sainte cité, à l’instar du Saint-Siège de la papauté, soit un modèle de gestion religieuse comme l’a souhaité son fondateur. Un statut particulier dont Touba jouit déjà de manière officieuse. Celui-ci n’a, cependant, pas encore été gravé dans le marbre mais à l’analyse des interactions entre la cité religieuse et l’État, l’accord tacite existe et se matérialise quotidiennement.
Pour preuve : la prohibition de l’alcool, du tabac et des jeux de hasards qui sont pourtant acceptés par la République ; la gendarmerie n’est présente que depuis 1985 ; l’absence d’école et d’université de la République ; à Touba on ne paie pas la facture d’eau malgré l’accroissement démographique fulgurant qui fait monter en flèche la consommation ; la liste unique aux élections législatives et territoriales ; non-respect du parrainage ; l’inédite mesure de délocaliser les lieux de votes et les 300 000 électeurs (une décision qui entrera en vigueur après la présidentielle de 2024), entre autres. Des brigades ad-hoc (Dahira Mouhadimatoul Khidma, Kourel Baye Fall…), chargées par le khalife de veiller à ces interdits, cohabitent avec les forces de sécurité.
Cette légitimité du pouvoir religieux sur le territoire de Touba ne vient pas ex nihilo. Elle est l’émanation d’une réalité à la fois mystique, historique et administrative qui transcende l’histoire de la République du Sénégal. Pour en saisir les contours, il faut remonter aux origines de la fondation, en 1887, de cette cité mythique et mystique qu’est Touba.
Touba, la ville idéale avec une dimension mystique
Créée dans la forêt de Mbaffar en 1887, Touba est composée de plusieurs villages fondés soit par Cheikh Ahmadou Bamba, soit par ses fils, frères ou grands dignitaires (les cheikh). Pour la communauté mouride, Touba, la cité tant souhaitée par Cheikh Ahmadou Bamba, est représentée comme la ville idéale. « Celle (la cité) qui doit refléter la puissance et la beauté de son œuvre terrestre, tout en préfigurant ses promesses de paradis dans l’au-delà », renchérit d’ailleurs le Docteur en géographie, Cheikh Guèye dans son ouvrage « Touba, La capitale des mourides », édité en 2002.
En effet, pour les mourides, toutes les difficultés se surmontent à Touba, tous les péchés y sont expiés et tous les miracles s’y accomplissent. Une perception tellement ancrée que « construire sur le sol de Touba ou y être enterré sont perçus par le disciple mouride comme des signes de rédemption », explique le chercheur. C’est ce qui explique la forte explosion démographique à Touba. Le département de Mbacké dont Touba est la plus grande commune, est devenu le département le plus peuplé du Sénégal devant Dakar (selon le recensement 2023 de l’Ansd). Avec une superficie bâtie qui est passée de 575 ha en 1970 puis de 12 000 ha en 1997 à 30 000 ha suite à la nouvelle extension intervenue en 2005, Touba connaît une urbanisation galopante. Ceci en raison de son statut de ville religieuse mais aussi de son attractivité économique.
La cité est également devenue, en raison de cette croyance (promesse de paradis), une nécropole où plus de 100 000 sénégalais sont enterrés en moins de 10 ans dans le cimetière de Bahiya (45 ha) ouvert en 2014.
Bail en 1930/TF en 1978, les raisons de ‘’l’exterritorialité’’ de Touba
Si Touba jouit d’une sorte d’exterritorialité depuis la veille des indépendances, c’est en raison du titre de propriété en bonne et due forme détenu par la famille maraboutique. Ce titre a été établi suite à la requête du premier khalife, Cheikh Mouhamadou Moustapha Mbacké. En effet, entamant les travaux de la Grande mosquée de Touba dans le périmètre où est enterré son père, le Cheikh a tenu à acheter toute la superficie. C’est ainsi que, le 11 août 1930 (il y a 93 ans), il obtient un titre de bail sur une superficie de 400 ha dont la mosquée est le point de départ.
Ce titre sous le numéro 528, selon plusieurs informations, a été établi sur réquisition du Gouverneur Général de l’Afrique occidentale française. Il sera modifié en TF (titre foncier) en 1978 puis en 2005 au lendemain de la deuxième extension. Une situation qui confère de fait à Touba un statut particulier. S’inscrivant sur la même dynamique que ses prédécesseurs (Senghor et Wade), le président Macky Sall a pris l’engagement, devant le Khalife Serigne Sidy Moctar Mbacké lors du Magal de 2013, de formaliser ce statut spécial auquel Touba tient tant.
Encadré
Chargés, par le khalife général des mourides, de veiller au respect de la sacralité de la ville sainte de Touba, un membre du Kourel des Baye Fall a été tué par balle, mardi soir. Le drame s’est produit lors d’une descente inopinée au quartier Firdawsi où les Bayes Fall -qui assurent le rôle de police des mœurs- tentaient d’appréhender des vendeurs de chanvre indien. Un Baye Fall du nom de Moustapha Niang (35 ans) a été tué par balle.
Un drame qui relance le débat sur la nécessité de revoir les prérogatives conférées au Bayes Fall qui semblent marcher sur les platebandes des forces de défense et de sécurité, habilitées et outillées à mener ce genre d’intervention dans l’espace publique. Plusieurs habitants de Touba ont fustigé ces derniers temps les ‘’abus’’ des Bayes Fall auteurs de plusieurs exactions, selon eux.