A 80 ans (il est né le 12 décembre 1941 à Mbour), son engagement pour la conservation du patrimoine et de la mémoire de l’esclavage n’a pris aucune ride. Juriste, diplomate, auteur, acteur culturel- il a plusieurs cordes à son arc-, Doudou Diène reste toujours d’attaque et avec la même vivacité. Croisé à Paris lors de la semaine africaine de l’Unesco, il a accordé un entretien exclusif à Seneweb. La valorisation du patrimoine africain, la déconstruction de la vision eurocentrée sur le patrimoine africain, la réhabilitation de la maison des esclaves, l’ancien délégué du Sénégal à l’Unesco, cette figure de proue de l’inter culturalité, livre ses profondes convictions.
Monsieur Diène, vous êtes auteur et acteur engagé de la valorisation du patrimoine culturel africain. Pouvez-vous nous faire un petit résumé de votre parcours à l’Unesco et le combat que vous menez depuis des décennies ?
Mon parcours peut être résumé simplement. J’ai été sous-directeur général ici à l’Unesco et directeur du dialogue interculturel. J’ai lancé la route de l’esclave, la route de la soie, les grandes routes interculturelles et le dialogue interreligieux. Mais pour revenir à votre question de fond qui est le patrimoine, j’ai une vision extrêmement critique du concept de patrimoine. D’abord il faut revenir sur le concept de patrimoine. Quand vous dites patrimoine, de quoi parlez-vous ? Le concept de patrimoine permet de voir comment les différents peuples du monde voient le monde et quelle est leur identité.
Quand l’occidental te parle de son patrimoine, il te parle d’abord à partir de son point de vue eurocentré. C’est-à-dire à partir de son concept de civilisation qu’il a construit au moment où l’occident voulait s’emparer des richesses du monde et la légitimer idéologiquement par la mission de civilisation qui n’était qu’un prétexte idéologique de domination et d’exploitation. C’est dans cette mission de civilisation, qui structure toute l’opération de domination de l’occident, que la notion de patrimoine à l’occidentale a été élaborée. Avec deux réductions : réduire le patrimoine à la pierre et réduire le patrimoine au passé. Ces deux concept-là ne sont pas conformes à la dynamique et à la complexité de la culture africaine.
La troisième caractéristique de l’occident c’est de réduire le patrimoine à l’esthétique, c’est-à-dire à la forme, aux expressions. Hors ce sur quoi, moi et d’autres, nous travaillons, c’est de revenir sur le concept mère, fondateur du patrimoine c’est-à-dire le concept de culture.
“Il faut résister à cette déshumanisation à laquelle le marché veut nous amener actuellement”
L’occident perçoit la culture dans sa dimension seulement esthétique et l’élabore comme expression occidentale, comme modèle qu’il doit partager dans le monde. Tout le travail qu’on a fait à l’Unesco avec monsieur Mbow (Amadou Moctar Mbow) et avec d’autres quand nous avons élaboré l’histoire générale de l’Afrique, les grandes conventions sur la culture populaire, c’est revisiter la notion de culture et donc de patrimoine. Dans la notion de culture qui est conforme à la culture africaine, il y a trois piliers : l’esthétique, l’éthique et le spirituel. L’esthétique c’est ce que tu vois, ce que tu manges, ce que tu touches. L’occident réduit la culture à cette dimension là et c’est à cela qu’il a réduit la culture africaine. Ce qui veut dire qu’il aime les masques tout en étant raciste. Donc nous avons amené derrière l’esthétique, l’éthique qui est les valeurs humaines. Et derrière ces valeurs humaines, il y a les peuples. On ne peut pas parler seulement de la dimension esthétique qui n’inclut pas les peuples. C’est l’éthique qui les amène, donc les valeurs humaines. Et la troisième dimension de la culture c’est le spirituel.
Il faut revenir à ces trois dimensions. L’urgence de le faire c’est que nous vivons dans un contexte de néolibéralisme économique où c’est le marché qui domine. Le marché nous régule tous et réduit tout en instrument et en produit : notre culture, notre religion, notre manière de vivre… Tout est réduit au marché qui s’achète et se vend et nous déshumanise. Pour revisiter cela et casser cette notion de culture, il faut revenir à cette complexité : l’esthétique, l’éthique et le spirituel. Il faut résister à cette déshumanisation à laquelle le marché veut nous amener actuellement.
Nos gouvernants et l’Unesco n’ont-ils pas une responsabilité à ce niveau ?
Effectivement ! C’est en cela que l’Unesco a une responsabilité fondamentale. C’est sur cette base que quand j’ai participé au processus de création du Musée des civilisations noires dans le processus de préfiguration, j’ai eu un discours critique sur trois concepts. Tout le monde était là-bas : Souleymane Bachir Diagne, feu mon ami Iba Der entre autres. On a élaboré, avec Hamady Bocoum (Directeur du musée des Civilisations noires), tout le processus. Mais dans mon intervention, j’avais signalé que d’abord le concept de musée, est un concept occidental.
C’est l’occident qui, dans son processus de construction de son identité, s’est posé comme modèle mondial, a estimé que la création des peuples était des objets qu’on devrait enfermer dans des lieux et qu’on devait voir. Mais, ils n’ont jamais conçu la culture comme une source d’enrichissement critique et d’humanisation réciproque. Donc le concept de musée a été créé précisément avec cette vision occidentale. C’est-à-dire de prendre des objets et de se limiter à leur signification esthétique et de les enfermer pour simplement être vu.
C’est la raison pour laquelle des occidentaux aiment les masques Dogons, Sénoufos ou bien Yorubas tout en étant racistes. C’est la raison pour laquelle quand, jeune délégué sénégalais, j’ai lancé la première résolution ici (à l’Unesco) en 1974 sur la restitution des biens culturels, je ne parle pas des arts… les biens culturels c’est un concept plus riche que le concept d’art qui est concept occidental. Dans le concept de biens culturels il y a l’art mais il y a aussi les valeurs
Comment restituer les valeurs ?
Quand j’ai présenté la résolution pour la restitution des biens culturels, les délégués occidentaux m’ont dit : mais Monsieur Diène, nous avons sauvé vos masques et nous les avons préservés dans nos musées. Je leur ai dit messieurs les ambassadeurs nous vous remercions, mais c’est là le malentendu culturel entre vous occidentaux et nous. C’est sur ce malentendu que vous avez essayé de nous dominer. Parce que tout simplement vous avez le masque Dogon au musée de l’homme, que vous avez volé dans des conditions militaires de domination. Vous aimez le masque Dogon (côté esthétique, Ndrl) mais vous oubliez que le masque Dogon est l’expression d’une spiritualité, d’une cosmogonie, d’une vision de l’univers.
Chez les Dogons le masque est une expression spirituelle et mystique très profonde. Le masque de Hama dans la culture Dogon représente l’univers. Les Dogon ont une connaissance de l’astronomie qui fait que la Nasa a actuellement une hypothèse Dogon. Parce que tous les astres qui sont en train d’être découverts par les scientifiques de la Nasa sont dans la mémoire Dogon. Les Dogons disent que nous venons d’un astre qui s’appelle Pô tolo. Le Pô Tolo c’est le nom de la graine la plus petite de l’univers. Marcel Griaule en parle dans son livre Dieu d’eau : entretiens avec Ogotemmêli (publié en 1948, Ndlr).
Il est extrêmement important quand nous parlons de patrimoine et que l’Unesco en parle, de revenir au patrimoine dans sa complexité. C’est-à-dire tout ce que les peuples ont produit de matériels qu’on peut toucher et qu’on peut voir, qui vont de la pierre à la cuisine. Mais il faut introduire les valeurs éthiques qui font la sacralité du masque et celles qui font le Ceebu Jën. Tout a des valeurs et derrière ces valeurs il y a les peuples. Mais aussi le spirituel : les croyances à la transcendance. Depuis la création de l’univers le spirituel, c’est l’art le plus profond et le plus durable. Il faut toujours retenir que la forme extérieure n’est que l’expression de valeurs extrêmement profondes. C’est ce lien que l’occident a perdu et que le marché a recyclé et c’est à cela que nous devons résister.
Le tourisme doit être revisité de manière critique parce que le touriste qui vient chez nous n’a pas de contact avec nos peuples et n’a qu’une perception esthétique de nos œuvres qu’il prend en photo. Il vient avec des préjugés et repart avec des préjugés. Il faut aller vers le tourisme non pas culturel mais interculturel.
Vous beaucoup travaillé sur la revalorisation de l’esclavage à travers la route de l’esclave. Pouvez-vous revenir sur cela ?
En fait, j’ai lancé la route de l’esclave en 1994 ici à l’Unesco. Je reviens de Colombie où j’ai rencontré les descendants d’esclaves. Ils ont survécu quatre siècles, ils n’avaient pas de droits. Le code noir les définissait comme des biens meubles. C’est la définition de l’animal dans le code civil français. C’est sur cette base que l’esclavage a été construit. Le noir a été exclu de l’humanité. Mais ce qui a sauvé les esclaves, ce n’est pas seulement la résistance physique parce que l’esclave a toujours résisté. De la capture dans les champs de bataille au parcours jusqu’à la côte, dans les parcages à Gorée ou ailleurs, dans les négriers où ils étaient enchaînés et beaucoup mouraient, dans les champs de coton…ce qui les a sauvé, c’est la résistance culturelle.
“Nous africains, qui sommes à l’Unesco, avons la responsabilité de bousculer la vision occidentale du patrimoine”
Parce que l’esclave a compris très vite que le maître était raciste et il a compris que le racisme rendait aveugle. Celui qui est raciste ne te voit pas. Il a de toi une construction et t’infériorise. Les esclaves, depuis le 16e siècle, n’ont fait que regarder le maître parce que le dominé regarde toujours le dominateur pour le comprendre. Ils ont compris que le maître était faible et vulnérable à cause de son racisme. Et ils ont utilisé leur valeurs, leurs rites, leur culture que le maître ignorait ou méprisait pour reconquérir leur identité et la garder le soir par la musique, le vaudou etc. Pendant quatre siècles récupérer leur humanité et à la fin, comme la révolte de Saint Domingue en 1791, vaincre l’esclavage. Donc pour en revenir à la notion de patrimoine, l’esclave a gardé sa mémoire. Non pas sa mémoire formelle, musicale et autres, mais ce qu’il y a derrière comme la mystique.
Donc, nous africains qui sommes à l’Unesco avons la responsabilité de bousculer la vision occidentale du patrimoine.
Est-ce que l’Afrique est en train de le faire ?
Oui ! L’Afrique commence à le faire. Nous les africains qui avons vécu cette histoire, nous le faisons et nous sommes en train de littéralement faire bouger les lignes.
Maintenant que faudrait-il faire pour conserver le patrimoine africain ?
D’abord la notion de patrimoine telle que les africains la pratiquent, reflète la vision occidentale. J’ai participé à la rédaction de la convention internationale, je venais d’arriver comme jeune délégué de mon pays en 1972 et nous avions du patrimoine une conception beaucoup plus complexe. Non pas occidentale. Il faut que nous africains arrivons à faire comprendre à celui qui visite le musée du Quai Branly et prend une photo d’un masque Dogon que le balayeur qu’il a rencontré à l’entrée est Dogon.
“La nouvelle maison des esclaves sera inaugurée en septembre”
Vous avez organisé une levée de fonds pour la restauration de la maison des esclaves de Gorée. Comment se fait-il que l’initiative ne vient pas de l’Etat du Sénégal ?
De Senghor à aujourd’hui, aucun gouvernement n’a déboursé le moindre sou pour restituer la maison des esclaves de Gorée. L’argent laissé par les visiteurs (la visite est payante) va directement dans le budget du ministère de la culture. Alors que le bureau du conservateur- qui est mort dans la pauvreté- était délabré et la toiture menaçait de s’effondrer. C’est un scandale.
Quand j’ai lancé la route de l’esclave, on a poussé pour mettre la maison des esclaves dans la liste des patrimoines de l’Unesco. Dans la coalition des sites de conscience que je préside, on a inclus la maison des esclaves dans la liste. Feu Boubacar Joseph Ndiaye était d’ailleurs membre de cette coalition. On a obtenu 1 million de dollars de la Fondation Ford pour la réhabiliter. Je suis allé au Sénégal, le gouvernement sénégalais a accepté de donner 800 000 dollars. On a mis trois ans avec un comité d’architectes, un comité scientifique présidé par l’ancien recteur de l’université. On a terminé la réhabilitation. On a obtenu que la maison qui est face le gouvernement nous la donne, on l’a transformé en centre mondial de l’esclavage : un centre d’exposition, de conférence. On va inaugurer tout ça en Septembre.